Yagg Massimo Prearo

Entretien

avec Florian Bardou / Yagg 

Ancien salarié du Centre LGBT de Paris, ce post-doctorant au Centre de recherche sur les politiques et les théories de la sexualité de l’université de Vérone est l’auteur d’un premier ouvrage, «Le moment politique de l’homosexualité». Yagg l’a rencontré.

Le moment politique de l’homosexualité. Mouvements identités et communautés en France. C’est le titre du premier livre de recherche de Massimo Prearo, ancien salarié du Centre LGBT de Paris-IDF, et actuellement post-doctorant au Centre de recherche sur les politiques et théories de la sexualité de l’université de Vérone en Italie.

Publié aux presses universitaires de Lyon le 20 mai dernier, l’ouvrage se présente sous la forme d’une analyse socio-historique du mouvement homosexuel en France: ses origines, sa genèse, ses transformations jusqu’à sa forme inter-associative actuelle sous le sigle LGBT. Un travail de recherche construit en partie sur l’étude des journaux, des magazines et des archives LGBT qui s’inscrit également dans une sociologie de l’action collective et du militantisme, ses ressorts et ses modes d’actions. Entretien fleuve.

Pourquoi cet intérêt pour le militantisme LGBT comme objet de recherche? 

C’est un intérêt qui a surgi un peu par hasard quand je suis arrivé en France. J’avais derrière moi un passé de bénévole dans une association qui travaille avec des personnes handicapées en Italie. Quand je suis arrivé ici, j’avais envie de poursuivre une activité de ce type dans des associations bénévoles ou militantes. Par hasard, j’étais allé au Centre LGBT de Paris pour une exposition et quand j’ai vu que c’était très centré sur l’accueil à la personne avec un rapport direct avec les gens, j’ai pensé que ça pouvait être intéressant. J’avais également commencé à travailler sur le sujet, notamment en lisant les travaux qui existaient sur le mouvement gay et lesbien. Mais je m’étais rendu compte que l’attention était souvent portée sur les revendications, et qu’il y avait peu de travaux sur les associations LGBT, qui mènent d’autres formes d’activité militante, comme les services d’accueil, d’information et de solidarité.

Je me suis donc proposé de compléter le tableau de la littérature qui existait sur les mouvements en intégrant cette forme de militantisme différente, mais qui fait quand même partie intégrante de ce qu’est et a été le mouvement LGBT. Par ailleurs, j’ai fréquenté le Centre pendant quatre ans, j’y ai travaillé comme salarié, au-delà du travail de recherche, cela a été un un plaisir de prendre part à l’histoire en train de se faire.

Pourquoi avoir choisi d’étudier l’histoire du militantisme homosexuel surtout par le prisme des revues? 

Au départ, je travaillais d’un point de vue sociologique sur le Centre LGBT de Paris et j’essayais de comprendre quelles étaient les dynamiques internes, qui étaient les gens qui venaient au centre etc. Très vite, j’ai constaté un manque de littérature sur ce type d’associations. J’ai donc senti le besoin de donner de la profondeur historique à ce travail, essayer de remonter dans le temps pour comprendre comment s’était constituée cette forme de militantisme axé sur la solidarité, l’information ou les services à la personne plus que sur la revendication. J’avais commencé à faire des entretiens, mais je me suis rendu compte qu’il y avait un biais important, notamment parce que les gens déformaient leur histoire en fonction de ce qu’ils vivaient au présent. Ils avaient tendance à lire l’histoire du mouvement en fonction des revendications présentes sur le mariage.

Cela posait problème puisqu’il était difficile de comprendre la trajectoire du militantisme LGBT à l’aune notamment des points de rupture et de discontinuité qui marquent cette histoire. J’ai donc commencé à explorer les documents qui étaient dans la bibliothèque du Centre LGBT, et notamment les journaux. Je me suis rendu compte de deux choses: premièrement, l’activité de production éditoriale a toujours été une activité très importante. Il y a toujours eu beaucoup de revues et de magazines LGBT. Deuxièmement, à l’intérieur des articles qui étaient produits, il y avait énormément de témoignages, d’analyses, de commentaires sur ce qu’était le militantisme, sur comment on pouvait construire un mouvement ou sur la définition du mouvement gay et lesbien.

Justement, quel a été le rôle joué par ces revues dans la construction du mouvement homosexuel en France?

Déjà, on ne peut pas dire que cela s’est uniquement joué dans les revues car il y a des dynamiques d’engagement qui jouent aussi sur la construction du mouvement. Mais ce que je trouvais intéressant, c’est que ces revues ont été le laboratoire où s’est élaborée une pensée du mouvement, où les militant.e.s se posaient la question de savoir ce qu’était le mouvement: où il en était, quelle était son histoire, quels devaient être ses objectifs etc. On y formulait des questions et on y amenait des éléments de réponse. Mon hypothèse, c’est que ce discours, ces analyses, ces propositions ont constitué un savoir militant à l’intérieur duquel on allait puiser des idées, des programmes, des projets, comme celui d’ouvrir des lieux associatifs et des Centre LGBT, par exemple. Bien sûr, le mouvement ne se réduit pas aux revues, mais elles ont indéniablement joué un rôle central.

Du coup, quels ont été les différents discours sur le militantisme portés par ces publications?

C’est difficile d’établir des typologies, c’est justement ce que j’essaie de ne pas faire dans le livre, au contraire je tente de montrer la diversité et la complexité des projets et des formes d’action. Pour comprendre les discours qui ont été élaborés, il faut à chaque fois se situer dans le contexte où ils ont été produits. Si l’on s’intéresse au vocabulaire utilisé, on voit apparaître tout de suite des différences. Par exemple, au moment d’Arcadie, dans les années 1950-1960, on parle d’«homophilie» et non pas d’homosexualité. Il y a moins une de volonté d’action collective, qu’un travail de production d’un savoir sur et de l’homosexualité: qu’est-ce que cela veut dire être «homophile», comment on peut se connaître soi-même, s’accepter etc. C’est une forme de discours qui a un peu lancé le mouvement en France.

Avec l’émergence de la libération sexuelle, on abandonne ce vocabulaire et on parle d’«homosexualité». L’homosexualité n’est plus un moyen par lequel la personne peut se connaître elle-même mais un instrument de libération des structures répressives de la société. Émerge ensuite le terme «gay» qui renvoie plus à une forme de militantisme identitaire et qui entre la fin des années 1970 et le début des années 1980 accompagne la création des lieux associatifs gays et lesbiens. Les gens avaient envie «d’en finir» avec l’approche arcadienne modérée et plus discrète ou le militantisme révolutionnaire du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), et d’inventer une nouvelle forme de militantisme. D’ailleurs, notamment dans la revue MasquesRevues des homosexualités, mais aussi dans Lesbia, on parle de «militance» et pas de «militantisme».

Pour faire un saut dans le temps, aujourd’hui avec la formule «LGBT», on définit une forme de militantisme qui tente de faire tenir ensemble la diversité des identités ou des communautés qui constituent la base du mouvement, et en même temps qui tente de porter des revendications communes. Ce qui renvoie aussi à un moment politique plus organisé et plus institutionnalisé, qui débute dans les années 2000 après l’adoption du Pacs en 1999.

De quel moment datez-vous la naissance du militantisme et du mouvement homosexuel en France? 

Comme je disais, c’est difficile de qualifier Arcadied’organisation militante, mais on peut dire que la naissance d’Arcadie a constitué le coup d’envoi d’une dynamique par laquelle les homosexuel.le.s se rassemblent pour mettre en œuvre une action spécifiquement homosexuelle. Bien sûr Arcadie ne se définit pas à l’époque comme un mouvement, mais d’abord comme une revue et après comme un club, une association. C’est seulement en 1975 qu’ils se définissent comme «mouvement homophile de France».

Vous datez aussi les prémices du mouvement dans le militantisme franco-rhénan de la fin du XIXe siècle… 

Globalement, tout le monde s’accorde à dire qu’en 1897, quand Magnus Hirschfeld fonde le Comité scientifique humanitaire, c’est le premier mouvement homosexuel, en tout cas la première organisation qui a comme objectif la défense des droits des homosexuels, en l’occurrence contre le paragraphe 175 allemand. L’action d’Hirschfeld, qui dure d’ailleurs jusqu’aux années 1930, a indéniablement marqué les esprits au niveau européen, et même l’esprit d’André Baudry (ndlr, le fondateur d’Arcadie) qui était très intéressé parce ce qu’il se passait dans l’espace germanophone. Après il faut prendre en compte les éléments de contexte et les transformations subies dans le passage d’un pays à l’autre où les histoires sont très différentes, ce qu’a étudié Florence Tamagne dans son livre Histoire de l’homosexualité en Europe.

On parlait des différents types de discours militants, mais quels étaient ensuite les différents modes d’action des ces différentes formes de militantisme LGBT qui se sont succédé? 

Si on prend Arcadie, le projet arcadien ne prévoit pas de manifestations ou ce type d’actions classiques des mouvements sociaux. Mais il prévoit une action dans des endroits privés, liée à la construction d’un savoir homophile. Par exemple, l’une des activités régulières était l’organisation de conférences et de colloques où ils invitaient des personnalités à parler d’homophilie, des écrivains, des sexologues, Michel Foucault y a aussi participé. Avec le FHAR, on observe un mode d’action qui empreinte beaucoup plus aux répertoires d’action des mouvements d’extrême-gauche: l’occupation de l’espace public, la participation au défilé du 1er mai, les manifestations de rue. Un mode d’action que l’on va aussi retrouver dans les Groupes de libération homosexuelle (GLH), mais avec les GLH on voit aussi émerger une volonté de créer une forme de militantisme spécifiquement homosexuel puisque les homos avaient été exclus des défilés des 1er mai et des commémorations de la déportation en 1975. C’est donc en 1976 qu’a lieu le premier rassemblement en plein air au bois de Vincennes qui est la première étape de ce qui va être la première Gay Pride en 1977 en France. Puis fin 1970, début 1980, c’est la création des lieux associatifs, avec encore une autre forme d’activité liée également à l’apparition de l’épidémie du sida qui impose de nouvelles exigences comme participer à la construction d’un savoir sur la maladie, concevoir et mener des actions de prévention etc.

Quelles sont les spécificités du militantisme actuel de type inter-associatif? 

Le mouvement inter-associatif, c’est une nouvelle forme de militantisme LGBT qui est née dans un contexte de forte reconnaissance politique des couples homosexuels et donc d’une des revendications majeures du mouvement. Avec la rédaction d’un Livre Blancen 2000, c’est cette volonté de la part des associations et de certaines personnes de créer une structure représentative qui permettrait d’intégrer toutes les composantes du mouvement – souvent cela s’est surtout concentré autour des associations parisiennes, mais c’est moins le cas aujourd’hui – et de penser des projets communs, des plateformes de revendications communes. Ce qui a été gagnant pour le mouvement, puisqu’on en arrive en 2013 avec l’adoption de la loi sur le mariage et l’adoption. Donc je pense que par rapport au contexte dans lequel il émerge, c’est une forme de militantisme qui est née pour tirer les bénéfices d’une conjoncture favorable et pour aller plus loin dans la reconnaissance des revendications à venir.

Dans ce contexte-là, les revues et la presse LGBT ont-elles perdu la place qu’elles avaient autrefois?

Je crois que dans le domaine de la lutte contre le VIH/sida, c’est un peu différent, car les journaux sont encore des foyers de transmission d’un savoir et de débat, par exemple, sur les stratégies de prévention ou sur l’actualité de la maladie. Mais du point de vue du militantisme LGBT stricto sensu, s’il existe encore des revues, je ne crois pas que l’on puisse dire qu’elles jouent aujourd’hui le même rôle qu’auparavant. Elles sont moins un laboratoire politique et militant. Bien sûr, cela ne veut pas dire que l’on ne retrouve pas des articles qui parlent du mouvement. Je crois aussi que le regard des militant.e.s n’est plus tourné uniquement vers les revues – avant c’était le seul véritable moyen d’information et de communication –, tout simplement parce qu’avec la diffusion d’Internet, les modes de circulation du savoir ont aussi changé. C’est d’ailleurs une question liée au rôle de la presse en général.

Mais l’on pourrait avancer une autre hypothèse: le fait que les revendications s’expriment aujourd’hui surtout en termes de droit [ndlr, et moins en termes de reconnaissance] peut laisser penser que le militantisme ait moins besoin d’une pensée politique. On le voit par exemple avec l’entrée dans l’arène d’autres formes de savoir, d’expertise, portés notamment par des avocat.e.s ou des juristes. Les revendications qui ont émergé dans les dernières années nécessitent peut-être moins une pensée du militantisme qu’une pensée d’expertise. Enfin l’existence d’associations comme l’Inter-LGBT ou la Fédération LGBT, qui ont contribué à stabiliser le paysage associatif et son organisation, implique peut-être qu’il y a moins besoin d’élaborer de nouveaux projets militants. Pourtant, on n’est pas arrivé à la fin de l’histoire, et le recul du gouvernement face à la question de la PMA et l’apparition de contre-mouvements comme «La Manif pour Tous» le montrent. Il est en réalité plus que jamais nécessaire de penser politiquement à l’intérieur du mouvement le moment dans lequel nous nous trouvons.

Vous travaillez actuellement sur le cas italien, quelles comparaisons peut-on faire entre les mouvement homosexuels français et italiens dans leurs histoires respectives?

C’est difficile de faire des comparaisons parce que le contexte politique et la trajectoire du mouvement sont très différents. Il y a eu par le passé des échanges et des rencontres transnationales entre les européens, mais c’est surtout dans les dernières années, avec la circulation de cette forme de militantisme inter-associatif LGBT, que j’observe une attention de la part du mouvement italien aux expériences des autres pays, et notamment aux pays voisins, comme la France et l’Espagne, dans lesquels les revendications liées au mariage et à la reconnaissance des couples de personnes de même sexe ont été obtenues. Très récemment, j’ai participé à une assemblée nationale du mouvement qui tente justement de se constituer en mouvement inter-associatif, en essayant de fonder ce qui pourrait prendre la forme d’une sorte de Fédération LGBT nationale pour mettre ensemble les associations qui jusqu’à maintenant ont souvent souffert d’un climat conflictuel et concurrentiel.

Mais la différence substantielle entre la France et l’Italie, c’est qu’en Italie, on est dans un contexte politique absolument hostile aux demandes des mouvements LGBT. On en est encore aujourd’hui à une situation où aucun droit lié à la reconnaissance du couple et aucune loi pénalisant les propos homophobes n’ont jamais pu être adoptée, malgré des demandes déposées dans les dernières années, par des député.e.s LGBT d’ailleurs. La classe politique, à l’exception de quelques formations d’extrême-gauche et quelques composantes des nouveaux partis comme le Mouvement 5 étoiles, sont depuis toujours hostiles à ces demandes. On en est encore à des commentaires et des discussions très timides sur une éventuelle reconnaissance des couples non mariés homosexuels, mais on ne sait toujours pas quand et quelle forme ça pourrait prendre. Il y a aussi une hostilité liée à la présence du Vatican qui fait une action de lobby très importante sur la classe politique.

La comparaison est intéressante pour faire ressortir les différences substantielles dans les deux contextes français et italiens, et dans la façon dont les mouvements agissent dans ces contextes. En Italie, l’opposition structurelle de la classe politique a produit un mouvement LGBT qui est très présent, mais avec une distribution différente dans l’espace géographique car l’Italie n’est pas un pays centralisé comme la France et tout ne se réduit pas à ce qui se passe dans la capitale. C’est d’ailleurs souvent au niveau local que les initiatives et les projets portés par les associations LGBT trouvent un accueil favorable de la part des autorités.

Mais qu’est-ce qui explique par exemple que le Parti Démocrate (gauche) italien soit hostile aux revendications du mouvement homosexuel? 

Il ne faut pas penser que le Parti démocrate soit l’équivalent du Parti socialiste français. Le Parti démocrate qui a effectivement des racines communistes et socialistes est aujourd’hui un parti de centre-gauche avec une composante catholique très importante. Il a en effet absorbé une partie du groupe du centre catholique qui a été hégémonique en Italie pendant de très longues années après la deuxième guerre mondiale. Ce n’est pas un parti de gauche, c’est un parti modéré qui s’adresse à un électorat modéré pour lequel les arguments en défense de la famille «naturelle» peuvent malheureusement faire encore prise. Il appartient aux mouvements LGBT de mener des actions sur le terrain pour combattre l’homophobie et les préjugés anti-LGBT, encore très présents en Italie. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, le militantisme associatif LGBT demeure clairement l’un des plus vivants que l’on puisse observer en Europe. Comme souvent, c’est la classe politique qui a du mal à se mettre au pas des transformations de la société.

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